Ivan Wyschnegradsky, dans son appartement de la rue Mademoiselle (Paris)
1973, collection privée
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Collection Ursula Block
Dans son Journal Ivan Wyschnegradsky écrit qu’il était fasciné depuis son enfance par l’apparition de l’arc-en-ciel. Il a d’ailleurs donné ce titre à son opus 37 (1956) pour six pianos, accordés à distance d’un douzième de ton. En 1940, ses recherches l’amènent à utiliser les couleurs pour noter les micro-intervalles. Simultanément il fait des plans pour un piano ultra-chromatique à plusieurs claviers colorés superposés. Avec la passion qui lui est propre, il étudie l’analogie des sons et des couleurs, c’est-à-dire la corrélation entre les douze sons de la gamme chromatique et les douze couleurs du spectre des couleurs (six couleurs fondamentales — rouge, orange, jaune, vert, bleu, violet — et six couleurs appelées intermédiaires, telles que vert-bleu, bleu-violet, violet-rouge, etc. ). Il pense aussi au projet de Scriabine d’une coupole lumineuse aux couleurs changeantes sous laquelle serait jouée une grande symphonie d’art total.
Fondation Paul Sacher (Bâle)
À la fin de 1943 il écrit dans son Journal : «… j’élabore le côté visuel de mon œuvre. Je forme le projet de mosaïque lumineuse et j’étudie la suite des couleurs et des formes qui résultent de telle ou telle suite — sur la circonférence et sur le méridien» (1). Il envisage, avec minutie et une précision de mathématicien, les modalités de réalisation de cette mosaïque lumineuse. Il en dessine les subdivisions en cercles concentriques et en secteurs qui définissent les cellules de lumière colorées et mouvantes.
Collection Marie Chartus-Vicheney
Après les dures années de guerre et de réclusion en sanatorium, il se consacre de nouveau à la composition et à la théorie musicale. En 1968, pourtant, il reprend le dessin de ces Études chromatiques. Sont-elles liées à sa méditation sur le continuum sonore ? Le cercle, forme parfaite, est visualisé par sa circonférence, ligne continue qui n’a ni commencement ni fin. Les cercles chromatiques donnent-ils une première approche visuelle de la Pansonorité qui comprend «une infinité de sons disposés à distance infiniment petite (2) [et qui] n’a pas de limites ni au grave, ni à l’aigu» ?
Fondation Paul Sacher (Bâle)
Ivan Wyschnegradsky a précisé la réduction de ses recherches graphiques par rapport aux mosaïques lumineuses idéales. Elles sont représentées par un cercle plan ; les lumières colorées sont dessinées au pastel et au crayon de couleur ; leur mouvement est décrit par les séquences musicales qui sous-tendent chaque construction. Mais telles quelles ces Études chromatiques ont donné lieu à de nombreux développements d’une grande subtilité et leur construction a évolué au fil des années. Elles ont fini par prendre une valeur propre, selon l’expression du compositeur (3). Il dessinait à la règle et au compas la trame graphique de base – un cercle de 18 cm de diamètre et sa subdivision – sur une feuille de 24 x 24 cm. Puis les couleurs étaient minutieusement posées au crayon de couleur et au pastel, le fond noir étant ajouté par la suite. Les dessins conservés étaient collés sur carton.
Essayons de donner de leur structure une idée très simplifiée. Un cercle ou hémisphère est divisé en secteurs égaux par les méridiens (les rayons), et en cercles concentriques équidistants, les circonférences. Leur nombre peut varier selon chaque construction. Sur la deuxième Étude chromatique reproduite ici, toute la circonférence est divisée en 144 portions égales d’arc de cercle. En introduisant les points cardinaux, il y en a 36 entre le nord (N) et l’est (E), 36 entre E et S, etc. Cette subdivision selon les points cardinaux est destinée à faciliter la lecture de la construction, et aussi à permettre des variations locales, indépendantes de la composition générale. Quant aux méridiens, ils sont divisés en 36 parties égales. Le fractionnement des méridiens et des circonférences donne naissance à des cellules au nombre de 144 x 36 = 5184. Chaque cellule reçoit une couleur selon sa position à l’intersection d’un méridien et d’une circonférence.
Fondation Paul Sacher (Bâle)
À chacune des 12 couleurs est assignée une note de la gamme chromatique absolue, c’est-à-dire sans distinction entre les dièses et les bémols (comme le font les touches noires du clavier). La notation est celle d’Obouhov qui désigne ces demi-tons par une croix inclinée (voir la première Étude chromatique reproduite). La suite des couleurs le long d’un rayon est notée par une séquence musicale. Il en est de même pour les couleurs qui se suivent le long des circonférences ; mais leurs séquences diffèrent dans chacun des quatre secteurs cardinaux (4).
Collection Marie Chartus-Vicheney
Collection Marie Chartus-Vicheney
Collection Marie Chartus-Vicheney
Les variations chromatiques sont introduites lors du passage d’une circonférence à celle qui lui est immédiatement intérieure, en suivant un méridien. Le méridien agit alors comme un vecteur qui donne, pas à pas, aux cellules traversées les notes — donc les couleurs — qui se suivent sur sa propre portée. Pour agrémenter le jeu, chaque vecteur peut agir localement dans les deux sens, soit vers le centre (+) ou en sens inverse (-). En outre, dans la première Étude chromatique reproduite, il y a trois vecteurs différents A, B et C, qui s’imposent aux cellules selon les permutations indiquées le long des circonférences. Il n’est pas difficile de suivre une «mélodie» en longeant un méridien ou une circonférence. Le passage d’une gamme à l’autre étant visualisé par le saut d’une cellule violette à une cellule rouge.
Fondation Paul Sacher (Bâle)
Fondation Paul Sacher (Bâle)
Collection Charles Amirkhanian
Collection Charles Amirkhanian
Collection Charles Amirkhanian
Collection Charles Amirkhanian
Ivan Wyschnegradsky avait acquis une maîtrise croissante de ces étranges mosaïques. Il observait leur diversité en fonction des séquences musicales. Il pouvait en prévoir l’aspect final, spiralaire comme une galaxie ou centrale symétrique telle une corolle florale. Ces figures principales se détachent du quasi camaïeu d’un fond continu.
Michel Ellenberger
1 Cité par Barbara Barthelmes, Raum und Klang, das musikalische und theoretische Schaffen Ivan Wyschnegradskys, Wolke Verlag, 1995, p. 207.
2 Ivan Wyschnegradsky, La Loi de la pansonorité, Contrechamps, 1996, p. 68.
3 La Revue Musicale, n° 290-291, 1972, p. 91.
4 Ce système de construction a été déchiffré et expliqué par Barbara Barthelmes dans l’ouvrage cité, p. 203.
Fondation Paul Sacher (Bâle)