« J’aurais pu être poète, philosophe ou musicien. J’ai choisi la musique : je suis donc compositeur. »
Ces paroles d’Ivan Wyschnegradsky donnent une idée de l’engagement de sa vie, de sa culture et de sa générosité d’esprit. Pour lui, une œuvre (quelle que soit sa forme ou son instrumentation) s’origine d’abord dans la conscience musicale avant de se manifester dans un espace musical.
Ivan Wyschnegradsky, peint par Hélène Benois en 1923
Ivan Wyschnegradsky naît le 4 mai 1893 à Saint-Pétersbourg, dans une famille de grande culture. À dix-sept ans, il étudie l’harmonie, la composition et l’orchestration avec Nicolas Sokolov, professeur au conservatoire, lui-même élève de Rimsky-Korsakoff. Cependant celui qui a marqué son œuvre, celui qu’il considère comme son maître spirituel, est Alexandre Scriabine. Sa jeunesse est immergée dans la chaleureuse atmosphère de Saint-Pétersbourg, où règne le symbolisme du tournant du siècle, enflammé par Nietzsche et Wagner, la découverte des hymnes védantiques, la théosophie et les spéculations sur la quatrième dimension. Un monde qui reste ouvert à tous les courants d’avant-garde, futuristes ou constructivistes.
En février 1917 il s’enthousiasme, comme toute la jeunesse, pour la révolution. Il en restera une suite de chants révolutionnaires, L’Évangile rouge, pour baryton et piano.
L’événement majeur de sa vie se situe ailleurs. En novembre 1916, il est bouleversé par une expérience qu’il pouvait à peine évoquer avec des mots : « j’ai vu la grande lumière en plein jour. » Désormais il assigne à son travail de compositeur un but, « créer une œuvre capable de réveiller en chaque homme les forces assoupies de la conscience cosmique. » Cette œuvre sera La Journée de l’Existence, grandiose poème pour récitant et orchestre symphonique, écrite pendant des mois de fièvre en 1916 et 1917. Elle deviendra la source de toute son œuvre ultérieure. Elle a été créée en sa présence, 60 ans plus tard, à Paris en 1978. Ce fut certainement l’un des événements musicaux de la fin du vingtième siècle.
Ivan Wyschnegradsky (1932)
Cette composition met le jeune Ivan Wyschnegradsky en face d’une autre évidence, tout aussi bouleversante. La musique ne peut tendre vers la conscience cosmique qu’en se fondant dans le continuum sonore. Qu’est-ce à dire ? Rompre avec le système traditionnel des intervalles pour atteindre un espace sonore où les intervalles de plus en plus resserrés tendent vers une densité illimitée. Pour donner vie à cette musique, il conçoit un univers sonore en micro-intervalles (intervalles inférieurs au demi-ton chromatique) : en quarts de ton, puis en tiers, sixième et douzième de ton. Le jeune compositeur s’impose maintenant une nouvelle tâche : établir les fondements philosophiques et théoriques du continuum et des micro-intervalles (l’ultrachromatisme).
Il veut d’abord entendre ces sons inouïs, au sens propre de ce mot. En novembre 1918, il fait rapprocher deux pianos à angle droit et fait accorder l’un un quart de ton au-dessus de l’autre. Jouant de chaque main sur un clavier il découvre et explore un nouvel univers sonore. Au cours de semaines exaltées il compose ses premières œuvres en quart de ton.
Ses compositions antérieures avaient déjà été données en concert en 1914. Les milieux d’avant-garde russes s’intéressent à son travail. Le temps est venu de faire retentir sa musique révolutionnaire, pour laquelle n’existent pas encore d’instruments. Désormais ses efforts porteront sur la construction d’un piano en quarts de ton qui sera à la fois instrument de recherche et de concert. Dans ce but il quitte Saint-Pétersbourg pour rencontrer les principaux facteurs de piano d’Europe, à Paris et Berlin. Ces recherches, qui durent de 1920 à 1929, l’amènent à rencontrer Alois Hába, compositeur tchèque de son âge, engagé comme lui sur les voies de l’ultrachromatisme. Ensemble, ils se lanceront dans des discussions passionnées. Finalement, le piano en quarts de ton construit par la firme Förster (Georgswalde, aujourd’hui Jiříkov, Tchéquie) voit le jour. Il sera livré en 1929 à Ivan Wyschnegradsky à Paris, où il réside depuis 1923. Le compositeur insiste sur le fait qu’il n’a pas quitté la Russie pour fuir le communisme, mais pour réaliser cet instrument indispensable à son travail.
Le piano en quarts de ton d’Ivan Wyschnegradsky réalisé par A. Förster (actuellement au Musée instrumental de Bâle, Suisse). Le piano a été entièrement restauré en 2018 par Pierre Malbos à l’initiative de Dagobert Koitka. Il a été présenté et entendu pour la première fois en public dans la Galerie Haus zur Zwischen Zeit au cours de nombreux concerts à Bâle de janvier 2018 à septembre 2019 dans le cadre du Festival L’Esprit de l’Utopie. Pour le voir, s’adresser à Simon Obert à la Fondation Paul-Sacher à Bâle : simon.obert@unibas.ch.
A Paris, Ivan Wyschnegradsky s’est marié (1923), avec Hélène Benois (1), la fille d’Alexandre Benois (2). Ils auront un fils, Dimitri, né en 1924. Le couple divorcera un an après sa naissance.
Pour Ivan Wyschnegradsky commence une intense période de création et de recherche théorique. Il se donne entièrement au but qu’il assigne à son œuvre. « Je ne suis rien. Je suis seulement ce que je crée. » Cette pensée d’Alexandre Scriabine (3) pourrait être la sienne. Outre les œuvres pour piano en quarts de ton il compose des quatuors à cordes, des mélodies et œuvres pour chœur. Il développe ses idées dans des revues, il commence à être connu dans les cercles de musique contemporaine. Mais, aucune de ses œuvres n’étant jouée en concert, il comprend qu’il doit renoncer à des instruments spécifiques pour la musique ultrachromatique. Aucun pianiste n’est prêt à se mettre à la technique exigeante du piano en quarts de ton. Il lui faut revenir à l’expérience initiale du nouvel univers sonore : deux pianos accordés à distance d’un quart de ton, joués par deux pianistes, chacun ayant une partition écrite en notation usuelle. Cette pratique lui avait déjà permis de participer à un concert à Paris (1926) avant l’arrivée de son piano.
Hélène Benois, autoportrait, 1925
D’une ténacité inébranlable, Ivan Wyschnegradsky récrit les quelque vingt-cinq opus de son catalogue. Et enfin, le 25 janvier 1937, la salle Chopin-Pleyel (Paris) affiche un Festival de musique à quarts de ton, pour deux et quatre pianos accordés deux à deux à distance d’un 1/4 de ton. Lui-même dirige cet orchestre pianistique encore jamais entendu. Le concert s’achève sur une œuvre mûrie depuis longtemps, Ainsi parlait Zarathoustra, symphonie pour quatre pianos. Le terme symphonie, choisi à dessein, manifeste que l’extraordinaire richesse sonore déployée est la voie d’entrée vers le continuum.
Ce concert a un retentissement considérable. Charles Kœchlin et Olivier Messiaen, entre autres, accueillent sa musique et ses idées. Le compositeur envisage de donner un concert chaque année, pour explorer la terre promise de l’ultrachromatisme : sixièmes et douzièmes de ton joués au moyen de trois et six pianos accordés les uns aux autres à la distance appropriée. Son esprit prophétique ne se trompe pas : beaucoup de ces œuvres seront effectivement joués. Mais un demi-siècle plus tard par une nouvelle génération de musiciens.
Les années de guerre mettront brutalement fin à ces projets. En 1942, Ivan Wyschnegradsky — qui n’a pas la nationalité française — est arrêté, puis libéré deux mois après. Il entre dans une période de passivité artistique obligée, comme il l’a appelée. Lucile, sa seconde épouse — citoyenne des Etats-Unis — est arrêtée et internée dans un camp dont elle reviendra à la Libération.
Le 10 novembre 1945, le compositeur organise un nouveau concert d’œuvres en quarts de ton à la salle Chopin-Pleyel. Il reçoit le soutien d’Olivier Messiaen. Les quatre pianistes sont de ses élèves et amis : Yvette Grimaud, Yvonne Loriod, Pierre Boulez et Serge Nigg. Ce concert est très remarqué. L’avenir semble prometteur.
Ivan Wyschnegradsky, buste en bois
Hauteur avec socle 14 cm, par C. Pelletier, vers 1950 (coll. part.)
Mais, une fois de plus, le destin lui est contraire. Il est frappé par la tuberculose et doit séjourner pendant trois ans en sanatorium, dont il ne sortira qu’en 1950. Toujours tourné vers l’avenir, il veut commencer une vie nouvelle. Jusqu’ici, écrit-il, sa pensée musicale était empirique ; maintenant il veut la fonder sur des principes inébranlables. Il remet sur le métier son maître livre, La Loi de la pansonorité (qui devra attendre 1996 pour être publié). Son activité de compositeur entre dans une période d’une exceptionnelle fécondité.
Il écrit des œuvres pour orchestre, pour ondes Martenot, il s’intéresse aux premiers pas de la musique électro-acoustique (appelée encore musique concrète), mais surtout il approfondit sa maîtrise de l’ultrachromatisme. Il rencontre Julian Carrillo, compositeur mexicain qui fait construire quinze pianos différents, allant du tiers au seizième de ton. Ivan Wyschnegradsky écrit des œuvres pour plusieurs de ces pianos.
Paris, salle Gaveau, automne 1958, de g. à d. :
Dolores Carrillo (fille de Julian Carrillo),
Alois Hába, Mme A. Fokker, Prof. Adrian Fokker,
Julian Carrillo, Ivan Wyschnegradsky
Or, ces années sont celles du règne de la musique sérielle dans les milieux d’avant-garde. La postérité de Schœnberg a provisoirement supplanté celle de Scriabine. Certes, les œuvres d’Ivan Wyschnegradsky sont jouées, mais leur audience reste limitée. Il vit à l’écart du monde. « Je ne suis que le transmetteur d’une force qui passe par moi. Je ne suis rien d’autre qu’un pèlerin, comme il y en avait dans le peuple russe. On les appelait “chercheurs de Dieu“ ou “chercheurs de vérité“ ». Il a la douleur de perdre son épouse, Lucile, le 7 mai 1970. Pendant ces années difficiles sa solitude est rompue par la visite d’amis fidèles, Olivier Messiaen, Henri Dutilleux, Claude Ballif, parfois accompagnés de leurs élèves. L’écrivain Paul Auster lui rend visite et le met en scène dans un roman métaphysique (4).
En 1972, La Revue Musicale publie, sous la direction de Claude Ballif, un numéro spécial consacré à Nicolas Obouhov et Ivan Wyschnegradsky. Ce dernier reçoit de Montréal des lettres de Bruce Mather, compositeur et pianiste, qui s’apprête à jouer de ses œuvres en concert. Par la suite il en jouera, dirigera et enregistrera de nombreuses autres.
Le premier concert « officiel » du compositeur est organisé par Martine Joste à la Maison de la Radio (Paris) en 1977. L’année suivante, une Journée Ivan Wyschnegradsky est programmée par Alain Bancquart, directeur de la série Perspectives du XXème siècle. L’après-midi du 21 janvier 1978, sont jouées des œuvres du compositeur et d’autres choisies par lui. Le soir, est créée La Journée de l’Existence, l’œuvre qui l’a soutenu tout au long de sa vie et qu’il aura enfin le bonheur d’entendre. Un disque gardera le souvenir de cet événement.
En 1979, Ivan Wyschnegradsky reçoit de Radio-France sa première commande. Le Trio à cordes, opus 53, sera sa dernière œuvre, laissée inachevée. Claude Ballif, bon connaisseur de sa musique, en terminera la composition. L’œuvre a été créée le 16 mars 1981, à la maison de la Radio-France, où elle est jouée deux fois, en début et en fin de concert.
Ivan Wyschnegradsky s’est éteint le 29 septembre 1979.
Il n’assistera pas à deux concerts du cycle Alexandre Scriabine et ses contemporains, accompagnant la mémorable exposition de 1979 du Centre Pompidou, Paris-Moscou 1900-1930. Avec Manfred Kelkel, l’organisateur, il avait préparé l’exécution de cinq de ses compositions, dont trois créations. Maintenant la musique contemporaine se penche sur son passé, elle découvre à nouveau les horizons et les richesses de l’ultrachromatisme.
« Ce qui demeure, c’est le fond d’une pensée : l’illumination. Car l’artiste, quel que soit son domaine, est un illuminé qui vit dans l’intuition et la recherche continuelle d’un univers qui, au départ, n’intéresse personne et, de ce fait, n’est utilisé par personne. », a écrit Claude Ballif (5).
Michel Ellenberger
1 Hélène Benois (1898-1972), peintre et décoratrice de théâtre.
2 Alexandre Benois, peintre, scénographe, historien de l’art, est surtout connu pour les décors qu’il créa pour les ballets de Diaghilev.
3 Boris de Schloezer, Alexandre Scriabine, Librairie de cinq continents, 1975, p. 80.
4 Paul Auster, Trilogie New-Yorkaise, Babel Actes Sud, 1991, p. 374.
5 Claude Ballif, Voyage de mon oreille, UGE, 10/183, 1979, p. 225.
Ce résumé biographique a été écrit à partir :
– de l’autobiographie d’Ivan Wyschnegradsky, écrite (en allemand) à la troisième personne et signée du nom de son épouse Lucile Gayden. Editions Belaieff, Francfort, 1973 ;
– de la préface de Pascale Criton à La Loi de la pansonorité, éditions Contrechamps, 1996 et des annexes de Franck Jedrzejewski ;
– des souvenirs personnels de l’auteur.
Ivan Wyschnegradsky
Dans son appartement de la rue Mademoiselle (Paris), 1973
Collection privée